La première rencontre entre officiels américains et chinois depuis l’entrée de Joe Biden à la Maison-Blanche s’est achevée le 19 mars à Anchorage sur le double constat de désaccords profonds - sur les droits humains et la démocratie, sur Hong Kong, Taïwan et le Xinjiang, sur les enjeux de sécurité, y compris dans l’espace cyber - mais aussi de la nécessité pour les deux puissances de coopérer sur des enjeux majeurs : climat, crise du nucléaire en Iran et en Corée du Nord, Afghanistan. Certains Européens espèrent que du fait de ce climat pour le moins tendu, la Chine va « revenir » vers un partenaire qu’elle négligerait par devers trop compte tenu du fait que l’Union européenne (UE) est restée, malgré la crise du COVID-19, son premier partenaire commercial et le premier investisseur étranger sur son sol. Rien n’indique pourtant que tel sera le cas.
Une méfiance profonde et durable marque les relations entre Pékin et Bruxelles depuis quelques années. Le refus en mai 2017 de l’UE d’adhérer aux « nouvelles routes de la soie », dans les conditions léonines (et contraire aux règles de l’OMC) imposées par Pékin, a créé un sérieux malaise et bloqué toutes les négociations en cours. Il s’est dissipé vers le printemps 2018, permettant quelques avancées : accord bilatéral sur la sécurité aérienne, accord sur la reconnaissance réciproque d’appellations d’origines agricoles et surtout ouverture d’une négociation sur les investissements, la Chine renonçant au préalable d’un accord de libre-échange. Un « Accord général sur les investissements » a été conclu fin 2020, mais il pourrait ne jamais entrer en vigueur. Certains États membres et beaucoup de parlementaires européens jugent en effet qu’il ne contient aucun engagement concret de la Chine ni en matière de protection de la propriété intellectuelle et de lutte contre les transferts forcés de technologie ni en matière de droits de l’homme. Les persécutions contre les Ouïghours ont été effectivement passées sous silence, Pékin s’engageant tout juste à ratifier les conventions de l’Organisation internationale du travail contre le travail forcé - dont elle nie d’ailleurs l’existence au Xinjiang. Devant l’aggravation de la situation dans cette région, Bruxelles a décrété - de concert avec les États-Unis, le Royaume Uni et le Canada - une dizaine de sanctions individuelles (refus de visas et gel des avoirs) contre des entités et des personnalités chinoises. C’est une première depuis celles ayant suivi la répression de Tiananmen en 1989. En rétorsion, Pékin a sanctionné le même nombre d’entités et de personnalités européennes, dont une commission du Parlement européen et deux députés européens. Visée en particulier, la France a en outre subi les foudres de l’ambassadeur de Chine à Paris, un « loup guerrier » qui manie l’insulte et les bravades.
Par ailleurs, les Européens, convaincus aujourd’hui de la nécessité de se doter des moyens de la puissance qu’est devenue de fait l’UE, poursuivent la mise en place de divers instruments fondés sur la volonté de protéger l’autonomie stratégique de l’Union. Cette autonomie doit s’appliquer dans tous les domaines : politiques, économiques, financiers, cyberespace. Ainsi en va-t-il de l’adoption en 2018 du règlement général sur la protection des données personnelles des citoyens européens (RGPD) en 2018, de l’entrée en vigueur fin 2020 dans 14 États membres de dispositifs de contrôle des investissements étrangers (notamment chinois) dans des secteurs stratégiques, de la codification d’un régime juridique de sanctions pour contrer les violations graves des droits humains (sur le modèle de la « loi Magnitsky » aux États-Unis), ou encore de la réflexion lancée sur la manière de déjouer les pièges des législations extraterritoriales étrangères, en particulier américaines.
On peut se réjouir aujourd’hui de la fin d’une certaine «naïveté » européenne vis-à-vis de la Chine. L’Union a raison de vouloir coopérer étroitement avec l’une des principales puissances du monde. Nous avons des combats communs à mener dans la lutte contre les fléaux mondiaux - pauvreté, épidémies, changement climatique et biodiversité, terrorisme, cyber sécurité. Mais face aux régimes autoritaires, nous nous devons aussi de ne pas baisser la garde et rester fermes sur les valeurs universelles des droits humains et de l’État de droit, consacrés par la Nations Unies au bénéfice de tous les habitants de la planète. C’est le sens de la « stratégie Chine » adoptée par l’UE en 2019, qui qualifie ce pays de « partenaire stratégique et rival systémique ».
Cette prise de conscience s’accompagne d’ailleurs d’une même réaction de résistance à la politique russe, comme en attestent les nouvelles sanctions adoptées contre Moscou après l’affaire Navalny. Côté américain, le message a été passé fort et clair au président Biden : les États-Unis doivent rompre avec l’attitude agressive de Donald Trump face à Bruxelles et renouer un dialogue et une coopération dignes de partenaires, amis et alliés.
Il reste à espérer que malgré les divergences habituelles entre Européens, l’Union sera capable de tenir dans la durée le langage de fermeté et les initiatives fortes qu’elle prend pour respecter la ligne qu’elle s’est fixée dans ses relations avec ses principaux partenaires : redéfinir des partenariats exigeants et durables, respectueux du droit, et fondés sur une réelle réciprocité, donc profitables à toutes les parties.
Jean-Maurice RIPERT
Ambassadeur de France
26 mars 2021
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